News
Consciousness Research Philosophy & Consciousness


La Contribution De La Philosophie À La Recherche Et À La Thérapie Psychédéliques

INSIGHT CONFERENCE SERIES | IV

Traduit par Mathilde Chambon, édité par Camille Faivre d’Arcier

Entre juin et août 2021, nous avons publié une série d’articles sur ce blog à propos de la conférence INSIGHT, organisée par la fondation MIND. Ces articles décrivent les idées centrales qui animent cette rencontre bisannuelle ayant lieu à Berlin. La seconde édition d’INSIGHT s’est tenue les 9-12 septembre à la Langenbeck-Virchow Haus à Berlin. Elle a également été diffusée en live dans le monde entier. Ce quatrième article met en lumière les contributions philosophiques à la recherche sur les psychédéliques et leur rôle lors de la conférence INSIGHT.

Dans ce court article, nous souhaitons développer les points suivants

  • de quelle manière la philosophie (particulièrement l’épistémologie, la métaphysique, la phénoménologie et l’éthique) peut-elle contribuer à la recherche sur les psychédéliques en général, et
  • comment cela se reflète et s’exprime lors d’INSIGHT 2021.

L’objectif de ce post d’est pas d’apporter des réponses en profondeur aux grandes questions philosophiques de la recherche sur les psychédéliques (ce serait d’ailleurs impossible). Mais nous invitons le lecteur à aborder l’interaction entre la philosophie et les recherches sur les psychédéliques avec curiosité et bon sens..

QUE SONT LES EXPÉRIENCES PSYCHÉDÉLIQUES?

Afin de mener des recherches empiriques de haute qualité sur les expériences psychédéliques, il faut avant tout définir ce qu’est une expérience psychédélique. Nombre de ces expériences sont simples à reconnaître lorsqu’elles se produisent, mais il peut y avoir des cas limites, et des cas qui ne présentent pas certains aspects des cas paradigmatiques, et qui sont donc plus difficiles à reconnaître. Par exemple, une expérience peut être dépourvue des aspects visuels apparemment caractéristiques d’un “trip” psychédélique, ou être induite par une activité comme la méditation ou le travail respiratoire immersif. Ces expériences peuvent-elles être considérées comme psychédéliques, et si oui, pourquoi ?

Définir les « expériences psychédéliques » en termes soit vagues soit généralisants, tel qu’ « états altérés » ou « états exceptionnels » ne suffit pas pour former une définition assez claire. Il n’est pas non plus suffisant d’expliquer le mot « psychédélique » par son étymologie.

Clarifier ce que sont les expériences psychédéliques nécessite une conceptualisation claire et rigoureuse :

  • Quels sont les aspects-clefs des expériences psychédéliques ?
  • Comment peuvent-elles être définies ?
  • Comment peuvent-elles être distinguées et catégorisées ?

Voici l’une des portes d’accès de la philosophie à la science psychédélique. Sans définition claire, les expériences et les études à venir ne produiraient probablement pas de données très significatives. Par exemple, il est important de séparer les expériences psychédéliques en différents aspects pour identifier si et lesquels de ces aspects expliquent les bénéfices thérapeutiques observés lors de l’ingestion de substances psychédéliques.

De plus, contrairement à la mesure d’objets du monde extérieur, comme le changement climatique, la recherche sur les psychédéliques cherche à explorer les processus psychologiques. Et ces processus psychologiques, comme s’accordent de nombreux philosophes et spécialistes des sciences cognitives, comportent également une dimension subjective.1,2

Depuis des décennies, il y a un débat en philosophie, en psychologie et plus récemment en neuroscience, autour de la question de savoir si la conscience peut être comprise sans prendre en compte cette perspective dite à la première personne. Certains phénoménologues avancent que, dans le cas des expériences psychédéliques en particulier, la perspective subjective est un élément important pour comprendre le tableau dans son ensemble.

Originairement définie par le philosophe Edmund Husserl en 1905, la phénoménologie en général peut être décrite comme « l’étude des ‘phénomènes’ : les apparences des choses ou les choses telles qu’elles nous apparaissent dans notre expérience, ou encore les manières dont nous faisons l’expérience des choses, et donc la signification qu’elles prennent dans l’expérience. »3

 

Prenant en compte cette approche à la première personne, un corps grandissant d’études de qualité dans la recherche sur les psychédéliques cherche à rassembler des données sur la signification des expériences psychédéliques pour les êtres humains, de quelle manière ces derniers se sentent lors de l’expérience et après, comment leur sentiment d’exister dans le monde change à travers elles, et bien plus encore.4

Conduire une telle recherche implique le langage. Le langage implique un engagement avec les conceptualisations cognitives des phénomènes. Les concepts qui surgissent de ce travail peuvent ensuite être utilisés dans la recherche quantitative, par exemple pour construire de meilleurs questionnaires.

LES EXPÉRIENCES PSYCHÉDÉLIQUES SONT-ELLES DES HALLUCINATIONS ?

Une autre façon dont les philosophes contribuent à la recherche sur les psychédéliques réside dans le questionnement de la valeur épistémologique des expériences psychédéliques. Plus simplement : les personnes qui vivent une expérience psychédélique acquièrent-elles des connaissances sur elles-mêmes ou sur le monde, ou bien sont-elles seulement en train d’halluciner ?

Cette question est particulièrement pertinente car l’un des aspects qui semble constituer une expérience psychédélique est sa qualité noétique, c’est-à-dire le sentiment d’une vision directe de la réalité, et particulièrement de soi-même.5 Ces expériences sont souvent décrites par ceux qui les ont comme plus significatives et plus réelles que la réalité quotidienne. Mais ce sentiment est-il juste, après tout ? Des philosophes tels quel Chris Letheby, qui présentera aussi à INSIGHT 2021, cherchent à le découvrir.

Letheby offre une approche élégante à cette question en suggérant que les expériences psychédéliques devraient avoir un statut épistémologique dit « innocent »6. Il veut dire par là que même si les expériences psychédéliques ne sont pas véridiques dans leur contenu (c’est-à-dire qu’elles ne sont pas une description fidèle de la réalité), elles peuvent néanmoins offrir une valeur épistémologique. Elles sont capables de faire cela indirectement en renforçant la connectivité et en affirmant la motivation de l’individu à s’engager dans le monde, ce qui peut favoriser l’enquête et la pensée critique ; et elles peuvent le faire plus directement en révélant la contingence de notre sens du moi7 et de la sensation du temps qui passe.8

Ceci a pour but de montrer que les expériences psychédéliques peuvent aider les gens à développer une nouvelle relation avec eux-mêmes, ainsi qu’avec les autres et avec le monde dans son ensemble. Utilisées dans des conditions sûres et légales, les expériences psychédéliques peuvent offrir un nouveau potentiel pour la thérapie et le développement humain. C’est un bon point de départ pour argumenter contre l’idée communément admise selon laquelle les psychédéliques ne donnent lieu qu’à des hallucinations.

Cependant, comme c’est souvent le cas en philosophie, ceci donne naissance à de nouvelles questions. Les résultats thérapeutiques positifs sont-ils liés, d’une manière ou d’une autre, au fait que les patients aient vécu des expériences véridiques ou non ?

D’autre part, est-il éthique d’utiliser des psychédéliques en psychiatrie et en psychothérapie si l’on ne peut pas déterminer avec certitude si les sujets font l’expérience, après tout, de « fausses réalités » ?

QU’EST-CE QU’UNE ÉTHIQUE DE LA CONSCIENCE ?

Cela nous amène à une autre discipline de la philosophie : l’éthique. Après tout, ce qui est bénéfique ou bon pour les individus et les sociétés ne peut être pas déterminé uniquement à travers l’investigation empirique mais requiert également une dimension normative.

Pour le dire d’une manière simple et provocatrice : toutes les données de la psychologie, des neurosciences et autres sciences cognitives réunies ne peuvent pas nous éclairer sur ce qu’est une bonne vie. Même si la science cognitive peut produire une image complète de la manière dont fonctionnent le cerveau et l’esprit – en incluant, par exemple, l’origine du stress, de la frustration, du contentement ou du plaisir -, à ceci doivent être ajoutés des jugements normatifs, afin de savoir lesquels de ces états nous devrions poursuivre, et à quel prix.

Comme le montre le professeur Thomas Metzinger, il ne s’agit pas seulement de déterminer ce qu’est une bonne vie mais aussi ce qu’est un bon état de conscience.9 Cela ne dénigre bien sûr pas la valeur qu’il y a à se demander ce qu’est une bonne vie. Au contraire, ces questions sont connectées en ce sens que de nombreux bons états de conscience peuvent ultimement résulter en une bonne vie.

Grâce à la technologie, un nombre grandissant d’outils existent – substances psychoactives, réalité virtuelle, intelligence artificielle et plus encore – qui sont capables d’induire des états altérés dans la conscience humaine. Mais parmi ces états, lesquels voulons-nous poursuivre, et par quels moyens ?

La démarche pour établir une éthique de la conscience requiert l’humilité de savoir qu’il est difficile de trouver des réponses absolues. Au lieu de cela, des questions comme les suivantes peuvent et devraient être discutées au niveau collectif et individuel :

  • Qu’est-ce qui fait qu’un état de conscience a de la valeur ?
  • Comment pouvons-nous apprendre à cultiver des états de conscience qui ont de la valeur ?
  • Qui doit déterminer les états de conscience qui ont de la valeur ou non?
  • Quelles aptitudes, normes et pratiques sont requises si une société veut établir une éthique de la conscience ?

INSIGHT 2021 fournit l’espace, les outils et l’expertise nécessaires pour faciliter au mieux de telles questions, ainsi que beaucoup d’autres qui ne peuvent qu’être effleurées dans ce post. Ce mois de septembre sera l’occasion de les poursuivre, quand de nombreuses personnes curieuses, passionnées et pourvues d’esprit critique se rassembleront pour partager, débattre, faire des expériences et, espérons-le, en profiter.

Si vous avez manqué INSIGHT 2021 ou êtes encore intéressé par les présentations, vous pouvez accéder au contenu enregistré lors de la conférence ici si vous avez une adhésion active à MIND.


Disclaimer : la traduction de cet article a été rédigée et révisée par des bénévoles. Les contributeurs ne représentent pas la MIND Foundation. Si vous trouvez des erreurs ou des incohérences, ou si quelque chose dans la traduction ne semble pas clair, veuillez nous en informer – nous vous remercions pour toute amélioration. Si vous souhaitez aider avec vos compétences linguistiques, vous pouvez également utiliser le lien et rejoindre les traducteurs du blog!

REFERENCES

  1. Jackson, F. (1982). Epiphenomenal Qualia.The Philosophical Quarterly,(127), pp. 127-136.

  2. Nagel, T. (1974). What Is It Like to Be a Bat?The Philosophical Review, 83, pp. 435-450.

  3. Smith, D. W. (2018). Phenomenology. In E. N. Zalta,Stanford Encyclopedia of Philosophy.Retrieved fromhttps://plato.stanford.edu/archives/sum2018/entries/phenomenology/.

  4. Millière, R., Carhart-Harris, R.-L., Roseman, L., Trautwein, F.-M., Berkovich-Ohana, A. (2018). Psychedelics, meditation, and self-consciousness.Frontiers in Psychology.

  5. Stace, W. (1960).Mysticism and philosophy.Philadelphia: Lippincott.

  6. Watts, R., Day, C., Krzanowski, J., Nutt, D., Carhart-Harris, R. (2017). Patients ’ Accounts of Increased “ Connectedness ” and “ Acceptance ” After Psilocybin for Depression.Journal of Humanistic Psychology, pp. 520–564.

  7. Wittmann, M. (2018).Altered States of Consciousness: Experiences Out of Time and Self.Cambridge: MIT Press.

  8. Letheby, C. (2016, 39). The Epistemic Innocence of Psychedelic States.Consciousness and Cognition, pp. 28-37.

  9. Metzinger, T. (2009).Der Ego Tunnel(Chapter 9). Berlin: Berlin Verlag Gmbh.


Back