Perspective
Consciousness Research Philosophy & Consciousness Psychology


Comprendre ses racines de l’expérience consciente

Traduit par Gnana Prasoon rupanagunta, édité par Manon Iorance

Fondamentalement, alors que tous les humains ne feront pas l’expérience d’être enceintes ou de porter un bébé, l’expérience d’être porté et de grandir dans le corps d’une autre personne est universelle.

Le « Moi » en relation avec le monde

Imaginez que vous marchez sur du sable chaud par une journée d’été ensoleillée, en tenant la main de votre partenaire. En ressentant cet environnement, votre cerveau reçoit et a besoin d’intégrer une cascade d’informations sensorielles provenant à la fois de l’extérieur et de l’intérieur de votre corps : la chaleur du sable, l’éclat du soleil, l’odeur salée de l’air, le son de votre cœur battant dans votre poitrine, la chaleur de la peau de votre partenaire touchant votre main.

Nous faisons généralement l’expérience d’un «vrai moi» qui est lié au corps et qui est au cœur de toutes nos expériences sensorielles, émotions, souvenirs et pensées. Ce «je» ou «moi» est en quelque sorte toujours là même si ce n’est qu’en arrière-plan, de manière quasiment transparente ; et il est ressenti comme étant distinct du monde et des autres personnes (le sable et votre partenaire, disons).

Ce sentiment d’être un «vrai moi» connecté avec un monde réel «là-bas» nous fait nous sentir présents et immergés dans le flux de notre vie quotidienne. Mais comment est-ce que cela fonctionne exactement ?

Dans un article fondateur intitulé «Whatever next ? Predictive brains, situated agents, and the future of cognitive science », Andy Clark1 suppose que le travail du cerveau est de prédire toute information future à partir des informations perçues auparavant. Au lieu d’être une éponge passive recevant des informations de l’intérieur et de l’extérieur de notre corps, le cerveau anticipe activement le monde à travers le prisme des expériences passées. Tout ce que nous avons perçu et expérimenté auparavant laisse des traces, pour ainsi dire, dans nos systèmes nerveux et perceptif. Le cerveau utilise principalement ces « traces » pour repérer le danger. C’est pourquoi il est si difficile d’oublier les événements négatifs : le cerveau veut nous éviter les ennuis. Des informations inoffensives, comme la couleur de la poignée de porte de mon hôtel, probablement traitées comme ennuyeuses, seront effacées de la mémoire.

Cependant, je me souviens de la couleur de la veste portée par le voleur qui m’a attaqué dans la rue. C’est une idée importante soulignée par Clark et d’autres chercheurs comme Karl Friston2 et Jakob Hohwy.3

La perception comme moyen de survie dans l’ici et maintenant

Regardons de plus près la fameuse expression «whatever next» (traduit comme : «quelle que soit la suite»). En effet, ce qui compte vraiment pour notre survie, c’est de percevoir correctement non seulement ce qui se passera ensuite, mais aussi ce qui se passe ici, c’est-à-dire à côté de mon corps. Prenons l’exemple suivant.

Supposons que je boive une tasse de café en terrasse sur une île grecque (oh, eh bien – j’ai le droit de rêver, je suppose, puisque les terrasses sont actuellement fermées dans mon pays). Mais imaginons la scène : je bois une gorgée et je veux ensuite admirer les nuages. Mais tout en dirigeant mon attention vers le ciel, je vois une araignée sur la table près de ma main. Du coup, la perception de ce qui se trouve à côté de ma main relève d’une priorité élevée. Chronologiquement, la perception du ciel et celle de l’araignée viennent «après», c’est-à-dire après moi, dégustant un café. Mais la perception de l’araignée à côté de ma main met mon système de défense en alerte rouge. Maintenant, je ne me soucie plus de la beauté du ciel ou du goût de mon café. Désormais, toutes mes perceptions, pensées et émotions sont regroupées autour d’un seul fait important : l’araignée à côté de ma main et comment m’échapper en toute sécurité.

Pourquoi cette observation est-elle utile ?

C’est nécessaire parce que les philosophes et les scientifiques de toutes disciplines et traditions se sont principalement concentrés sur la vision et la perception distale : je vois le monde / une pomme / une tomate rouge «là». En réalité néanmoins, nos perceptions sont de nature proximale et multisensorielle.4 Nous percevons constamment le monde et ce qui se trouve à côté de notre corps à travers notre peau par exemple, ou à travers l’odorat. Cependant, bien que ces sens «modestes» nous donnent les informations les plus essentielles pour notre survie, nous avons tendance à les négliger, à les rejeter ou à les tenir pour acquises.

Nous réalisons généralement à quel point les choses sont importantes lorsque nous les perdons. Par exemple, avec la crise sanitaire actuelle provoquée par le virus COVID-19, beaucoup d’entre nous ont temporairement perdu l’odorat. Les gens commencent à réaliser à quel point ce sens proximal était précieux pour le sens du soi et le sentiment de présence dans le monde.5

L’expérience tactile comme arrière-plan transparent expérientiel

Paradoxalement et précisément parce que les sens proximaux tels que le toucher et l’odorat sont si proches ou «à côté» de notre corps, nous sous-estimons généralement l’importance qu’ils ont pour nous. Parmi ces sens proximaux, qui se mélangent pour former un fond expérientiel presque transparent, les expériences tactiles ont un statut particulier dans l’orchestration de nos vies.18 J’y vois au moins deux raisons principales.

Premièrement, le toucher est médié par la peau, l’organe le plus ancien et le plus large en matière de taille et de fonction.6,7 Cela signifie que la façon la plus primitive de rencontrer et de percevoir le monde qui nous entoure est le toucher. Il nous donne le sens le plus fondamental de présence, de réalité. Rappelons la fameuse anecdote de Saint Thomas : pour croire qu’une blessure était réelle sur le corps de l’autre, il éprouvait le besoin de la toucher. La voir seulement ne suffisait pas.

La peau sert également de médiateur entre le soi et le monde extérieur. En même temps, elle nous distingue et nous relie à la réalité « là-bas ». Les expériences tactiles ont ce que le philosophe français Maurice Merleau-Ponty a appelé l’inévitable dualité «touchant / touché» : je peux voir quelqu’un sans être vu, mais je ne peux pas toucher un objet ou une personne sans être touché. Forcément, en tenant la main de mon partenaire, je reçois des informations non seulement sur ma main, mais aussi sur sa main (sa peau est chaude et ma peau est froide, par exemple). Cette dualité incontournable a incité les chercheurs à considérer la peau comme un organe relationnel par excellence.8

Notre perception commence dans le corps d’un autre

Deuxièmement et surtout, le toucher joue un rôle clé dans l’exploration et le lien social, ce qui confère un sentiment de proximité et d’appartenance.

Un aspect important mais négligé des débats actuels sur la nature de la perception est que nos expériences perceptives les plus primitives émergent dans le corps d’une autre personne. En d’autres termes, l’incarnation la plus primitive est une incarnation partagée, ou co-incarnation.9 Fondamentalement, alors que tous les humains ne feront pas l’expérience d’être enceintes ou de porter un bébé, l’expérience d’être porté et de grandir dans le corps d’une autre personne est universelle.

Cela signifie que nos expériences les plus primitives peuvent être fondamentalement des expériences partagées.10-13 En effet, bien avant de rencontrer l’esprit des autres, nous rencontrons littéralement leur corps – et dépendons d’eux pour survivre. N’oubliez pas que pour le cerveau, la survie est la clé. Les organismes vivants comme nous ont une volonté inéluctable de vivre et de se reproduire potentiellement. Les humains viennent au monde dans le corps d’un autre et restent initialement dépendants de la proximité physique et de l’affection d’un soignant pour la survie et le bonheur.

Entre les corps

L’observation selon laquelle les humains viennent au monde dans le corps d’un autre pourrait avoir deux implications importantes pour des questions critiques alimentant les débats actuels sur la nature des expériences perceptives, la conscience et la connaissance de soi.14

Premièrement, un système dynamique et complexe comme le corps humain doit pouvoir jouer un double jeu pour survivre et potentiellement se reproduire. D’une part, il doit réussir à maintenir les états sensoriels dans certaines limites physiologiques : si nous avons trop froid ou trop chaud pendant trop longtemps, nous mourons. D’autre part, le corps doit modifier ces états de manière flexible afin de s’adapter à un environnement en constante évolution.15

Si nous regardons le corps humain à travers cette lentille dynamique, il devient évident que ce qui se passe entre l’organisme et son environnement – les frontières – joue un rôle clé pour s’assurer que ce jeu est joué avec succès et avec suffisamment de flexibilité pour maintenir l’organisme en vie. Les futurs travaux sur la perception et la conscience doivent donc définir la notion critique de «frontière» ou «d’entre-deux» : autrement dit, le processus d’échanges entre deux états ou deux organismes.

La notion de «couverture de Markov» a été récemment préconisée comme une manière prometteuse de conceptualiser une frontière médiant les interactions entre un système et son environnement.16 Une couverture de Markov peut être grossièrement décrite comme une frontière statistique qui sépare deux ensembles d’états. Un exemple séminal est la membrane cellulaire séparant la dynamique intracellulaire et extracellulaire. La frontière non seulement sépare le système de son environnement, mais relie également de manière inhérente le système à son environnement.

Les racines corporelles de la conscience

Une deuxième implication clé résultant de notre émersion incarnée concerne la conscience elle-même et la définition même du terme «moi minimal» (Ciaunica, à paraître). Des approches antérieures ont abordé cette question en essayant de trouver la base fondamentale de l’individualité minimale.14-17 Une autre alternative consiste à se concentrer sur la façon dont l’individualité et les expériences conscientes émergent et se déroulent de manière dynamique tout au long de la vie. Pour utiliser une métaphore, «minimal» dans ce sens ferait référence à la graine qui contient toutes les informations latentes sur l’arbre à venir, plutôt que la structure et la forme schématisées et abstraites d’un arbre adulte à part entière.

Et si nous regardons comment «l’arbre humain» décolle (pour ainsi dire) in utero, alors nous ne pouvons tout simplement pas ignorer ses racines corporelles et relationnelles.

De la même manière qu’on ne peut pas comprendre ce qu’est un arbre et comment il fonctionne en ne regardant que ses composantes visibles – branches, feuilles, tronc – et en ignorant ses racines invisibles, on ne peut pas comprendre notre expérience de vie consciente sans prendre en considération sa base invisible : les racines attachées au corps.

Disclaimer : la traduction de cet article a été rédigée et révisée par des bénévoles. Les contributeurs ne représentent pas la MIND Foundation. Si vous trouvez des erreurs ou des incohérences, ou si quelque chose dans la traduction ne semble pas clair, veuillez nous en informer – nous vous remercions pour toute amélioration. Si vous souhaitez aider avec vos compétences linguistiques, vous pouvez également utiliser le lien et rejoindre les traducteurs du blog!

Références

  1. Clark A. Whatever next? Predictive brains, situated agents, and the future of cognitive science. Behav Brain Sci. 2013;36(3):181–204.
  2. Friston K. A theory of cortical responses. Philos Trans R Soc Lond B Biol Sci. 2005;360(1456):815–36.
  3. Hohwy J. The predictive mind. London, England: Oxford University Press; 2013.
  4. Faivre N, Arzi A, Lunghi C, Salomon R. Consciousness is more than meets the eye: a call for a multisensory study of subjective experience. Neurosci Conscious [Internet]. 2017;2017(1). Available from: dx.doi.org/10.1093/nc/nix003
  5. Barwich AS. Smellosophy: What the nose tells the mind. Harvard University Press; 2020.
  6. Field T. Touch. London, England: MIT Press; 2001.
  7. Gallace A, Spence C. The science of interpersonal touch: an overview. Neurosci Biobehav Rev. 2010;34(2):246–59.
  8. Ratcliffe M. Touch and the sense of reality. In: Radman Z, editor. The Hand, an Organ of the Mind. The MIT Press; 2013.
  9. Ciaunica A, Constant A, Preissl H, Fotopoulou A. The first prior: From co-embodiment to co-homeostasis in early life [Internet]. PsyArXiv. 2021. Available from:http://dx.doi.org/10.31234/osf.io/twubr
  10. Ciaunica A. Basic Forms of Pre-Reflective Self-Consciousness: a Developmental Perspective. In: Miguens S, Preyer G, Morando C, editors. Pre-Reflective Consciousness. Routledge; 2016.
  11. Ciaunica, A. (2017). ‘The Meeting of Bodies: Basic Forms of Shared Experiences, Topoi, an International Journal of Philosophy. doi.org/10.1007/s11245-017-9500-x
  12. Ciaunica A, Fotopoulou A. The touched self: Psychological and philosophical perspectives on proximal intersubjectivity and the self. In: Embodiment, Enaction, and Culture. The MIT Press; 2017.
  13. Ciaunica A, Crucianelli L. Minimal Self-Consciousness from within – a Developmental Perspective. Journal of Consciousness Studie. 2019;26(3–4):207-226(20).
  14. Blanke O, Metzinger T. Full-body illusions and minimal phenomenal selfhood. Trends Cogn Sci. 2009;13(1):7–13.
  15. Seth AK, Tsakiris M. Being a beast machine: The somatic basis of selfhood. Trends Cogn Sci. 2018;22(11):969–81.
  16. Ramstead MJD, Kirchhoff MD, Constant A, Friston KJ. Multiscale integration: beyond internalism and externalism. Synthese [Internet]. 2019; Available from:http://dx.doi.org/10.1007/s11229-019-02115-x
  17. Zahavi D. Subjectivity and selfhood: Investigating the first-person perspective. The MIT Press; 2005.
  18. Ciaunica A, Petreca B, Fotopoulou A, Roepstorff A. Whatever Next and Close to my Self – The Transparent Senses and the ‘Second Skin’: Implications for the Case of Depersonalisation 2021. doi:10.31234/osf.io/u8ky6.

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